DERIVAGES















Extrait

"11 LUI. Dans le train corail qui me ramène à Paris, j’ouvre la vitre pour prendre l’air, le soleil timide qui donne une touche de printemps, premier jour sans pluie, peu d’affluence, un jeune homme plus loin qui hurle au téléphone, engueulade avec les parents, j’entends la musique qui va bien plus loin que ses écouteurs, r’and b, variétoche, une tête d’enfant durci par la rudesse de ses propos, cheveux ras coupés en brosse mais si fins qu’on dirait le poil d’un poussin sorti de l’œuf, le bruit des rails recouvre enfin celui de sa conversation. Sensation de liberté fugace, ce doit être l’effet corail, confort des rails, vitres plus larges, découpage du paysage non pas panoramique mais quelque chose qui pourrait ressembler à une projection super 8, idéale pour le claustrophobe que je suis, non plus comprimé, mais inclus dans un espace plus vaste. Plaines de la Beauce qui font songer à un Far West abandonné, peuplé par des tracteurs géants qui affleurent sur le sol désolé.

Trois jours en dehors d’Histoires d’amour dont je ne sais plus que penser. Mi-temps du travail. Je viens d’un autre monde, dans lequel jouer c’est d’abord vociférer, se mettre en quête du personnage, l’habiter, et puis apprendre le texte sur le bout des doigts pour mieux le balancer, d’un monde dans lequel le plaisir de jouer doit être immédiat, familier, ne pas se dérober. D’un monde qui ne prend pas le temps de chercher, de tâtonner dans les cavernes de rêves oubliés, d’un monde où la première intuition s’essaie au débotté et se valide dans la foulée.
Je n’ai pas eu le choix non plus. En bon autodidacte, j’ai cherché à rattraper vite ce qui me manquait, l’envie d’être regardé, de paraître autre, une fois la timidité vaincue, la force des grandes gueules qui ont du tellement se taire qu’ils éructent pour oublier le silence qui leur était promis, l’aphasie attendue.

12 ELLE - Train du retour, trois journées passées à esquiver la présence d’Eric, prétexter la phase sombre du travail pour me retirer de notre quotidien, refuser de l’accompagner au marché, à la piscine, j’ai besoin de travailler, ce texte est curieusement difficile à apprendre malgré sa brièveté, encouragements, empathie gênante.
Pendant ces trois jours, impossible de me défaire de ce texte que je n’arrive plus à entendre, impossible de m’arracher à cette vision du chemin de halage avec lui.

Je me dis pourtant si peu à voir dans la pratique de jeu, et même dans l’intimité, si peu à voir qu’on arrive à peine à se murmurer les quelques mots nécessaires, tellement il me semble représenter tout ce que je méprisais de prime abord, sans questionnement aucun, dans ma certitude tranquille que, bon, c’est comme ça, les gens ont des chemins tellement divergents parfois qu’il n’y a aucune nécessité de les croiser, encore moins d’emprunter les leurs, non, vraiment aucun problème avec ça.
D’un seul coup, certitudes mises à plat, ennui profond de ce qui se joue dans la journée, pas de désir, non, même en cherchant bien, et puis le soir, sa présence qui fait vaciller une construction globale que j’avais patiemment échafaudée.

Moi qui depuis l’adolescence n’avais vécu que pour ça, le théâtre, jouer. Après avoir quitté finalement le Conservatoire, parce que j’avais envie de travailler tout de suite, la naissance de la compagnie très vite, nous deux, premier couple, reprise d’un hangar désaffecté dans la Sarthe, utopie collective de tout donner pour ça parce que la vie c’était ça, sentiment de luxe, liberté vite reconnue et donc partiellement rognée, rouvrir les yeux, réentendre tout à coup, écrire pour lui, jouer  pour moi et les autres."


Ce spectacle est actuellement en cours de production, après une lecture au dernier festival de Blaye, une résidence est prévue du 21 au 25 mars 2011 au Glob Théâtre à Bordeaux.

Distribution

Texte et mise en scène : Laurence de la Fuente
Avec : Valère Habermann, Gilles Ruard
Musique sur scène : Dominique Pichon